Parachath Vayetzé

Vision sur l’exil

Rav Chalom Bettan

Au moment où Yaacov, alors qu’il fuit devant son frère Essav, et qu’il se rend chez Lavan, rencontre pour la première fois Ra’hel, il pleure. Fait étonnant que nous rapporte la Thora, et qui est une occasion de comprendre un peu mieux notre situation dans le monde…

Dans Vayetzé, la paracha de cette semaine, il est écrit, verset 29 paragraphe 11 : « Yaacov embrassa Ra’hel et il se mit à pleurer». Sous plusieurs aspects, ce verset est difficile à comprendre.

D’abord pourquoi la Thora nous fait part de cet événement, qui ne semble pas majeur.

Il faut savoir que toute la Thora, couvre 1500 ans d’histoire, de la création du monde à la mort de Moché Rabénou. Il est donc impossible de toute relater. Pourquoi donc insister sur ce fait particulièrement ?

Mais c’est surtout la notion de pleurs qui nous interpelle.

Pourquoi Yaacov, en voyant celle qui allait devenir sa femme se met à pleurer ?

Un monde imparfait

Le Midrach Raba propose trois explications.

D’abord que Yaacov a vu par prophétie que Ra’hel ne serait pas enterrée avec lui. Autre interprétation : il pleura car il venait les mains vides, c’est-à-dire qu’il était pauvre, alors qu’Eliezer, le serviteur de son grand-père Avraham, quand il alla chercher une femme pour son père Isaac, était venu avec des présents et des richesses.

Enfin le midrach explique que c’est à cause de ce qui se disait sur lui que Yaacov pleura, car on disait qu’il était impudique, et cela parce qu’il avait embrassé une jeune fille.

Il faut savoir que toute l’humanité avait accepté les lois de pudeur après le déluge, car celui-ci avait été provoqué par la dépravation.

Ces trois explications qui paraissent très différentes recouvrent en réalité la même idée.

Yaacov et Ra’hel est le seul couple qui ne sera pas enterré ensemble à Mearat hama’hpéla, le caveau familial des Patriarches à ‘Hevron. Ra’hel a été enterrée sur la route de l’exil, car elle devra prier pour ses enfants qui connaîtraient les longues marches vers les pays étrangers.

Dans cette séparation post-mortem de Yaacov et Ra’hel, on peut voir également une allusion au fait qu’ils n’ont pas achevé leur œuvre de construction du peuple juif. L’avoir achevé aurait signifié que les douze enfants de Yaacov et le peuple juif auraient atteint la perfection. Mais dans ce cas, ils auraient correspondu aux temps messianiques.

En ce qui concerne sa tristesse d’arriver les mains vides devant sa future femme, ce n’est pas, comme on s’en doute, un problème pécunier dont il s’agit ici.

Ce manque marque un défaut dans l’état du monde : comment le plus parfait de nos Patriarches, celui dont on voit le visage dans le char céleste, celui qui a fondé les douze tribus de la nation juive, peut-il être pauvre ?

C’est que le monde est imparfait, et cela démontre que D.ieu ne s’est pas dévoilé.

Enfin, ce qui fait pleurer Yaacov, ce n’est pas que les gens médisent de lui. Yaacov sait parfaitement qui il est. Il est celui qui résistera dans toutes les épreuves en gardant sa foi.

Et que l’on dise de lui qu’il est impudique, lui dont toute la vie était tournée vers la volonté de D.ieu, montre l’effacement d’Hachem. Dire et penser que le plus fidèle des serviteurs de D.ieu est un impudique, est une profanation du Nom de D.ieu. C’est pour cela que Yaacov pleure.

Au moment où il rencontre Ra’hel, Yaacov commence son long chemin dans l’exil qui ne prendra fin qu’avec l’arrivée du Messie. Et durant toute la durée de cet exil, la divinité sera profanée.

Le voilement de l’exil

Si Yaacov a pleuré, c’est parce que nous sommes dans l’obscurité, car D.ieu est caché. Ce voilement de D.ieu, appelé Hester Panim, est un concept fondamental dans la pensée juive.

D.ieu est voilé, il ne nous apparaît pas directement.

C’est d’ailleurs ce qui nous permet de garder notre libre-arbitre. C’est aussi la raison pour laquelle le mal peut résider dans le monde. Si D.ieu nous apparaissait dans sa toute-puissance, le Juste (Tzadik), serait reconnu comme tel et il ne souffrirait pas.

Or, ce n’est pas ce que nous observons dans notre monde. Si D.ieu était dévoilé, il ne pourrait y avoir d’injustice ni de catastrophes naturelles. C’est aussi le sens de la réflexion de Voltaire dans « Zadig », quand il évoque le désastre de Lisbonne, un terrible tremblement de terre.

Autre conséquence de l’obscurité régnante : le peuple qui représente D.ieu sur terre, le peuple juif est, à toutes les époques, calomnié, décrié. Le peuple que les nations du monde reconnaissent pour être le peuple pilote de l’éthique est sans cesse attaqué : protocole des Sages de Sion, accusation de mettre du sang d’enfants chrétiens dans le pain azyme et de nos jours, les campagnes de certains médias.

Tout cela, Yaacov l’avait vu de façon prophétique.

La situation que nous vivons depuis plus de trois mille ans, cet exil si long et pénible, c’est ce voilement d’Hachem. Mais cet exil a une fonction. Nos Sages ont comparé l’Egypte à un creuset, lieu où l’on épure les métaux précieux. L’Egypte en particulier, et l’exil en général, sont un creuset où l’on épure le peuple juif. Car la souffrance construit.

Et l’on peut voir la dimension extraordinaire de nos Patriarches, qui ont une vision de la révélation divine dans tout son éclat. Nos patriarches étaient bien au dessus de nos petites contingences. Ils se souciaient peu de leur problèmes individuels ; ce vers quoi il tendaient, c’était la révélation de la divinité, la perfection du monde : D.ieu en plein jour.

La prière de Yaacov

On voit également dans la paracha, Yaacov qui s’adresse aux bergers, et leur dit : « Il fait grand jour, le moment de rassembler le bétail n’est pas arrivé, allez faire boire le troupeau » (verset 7).

Le Zohar explique que le moment de réunir le troupeau fait allusion à la délivrance finale. Tel un père inquiet, Yaacov a très bien compris la situation, et il sait que sans Thora et sans mitzvoth, cet exil ne mènera pas à la délivrance.

C’est pourquoi il émet une prière : si le temps de la délivrance n’est pas pour maintenant, alors que ses enfants, tout le peuple juif, puisse boire.

On sait que la Thora est comparée à l’eau. Yaacov demande donc ici que nous ne soyons jamais privé de Thora, même durant les pires pérégrinations de l’exil.

Il est conscient que l’étude et le respect des lois de la Thora est la seule garantie pour conserver le peuple contre l’assimilation de l’exil, dans son authenticité.

Le pleur de Yaacov nous révèle sa vision, sa perspective : révéler D.ieu, révéler la perfection du monde.