Parachath Ki Tissa

La communauté de feu

Rav Moshé TAPIERO

La communauté des hommes est-elle un leurre ? Les contemporains du désastre des sociétés, de l’effondrement des ultimes tentatives du moderne pour fonder la cité des hommes sont-ils encore en droit d’espérer la cohésion des hommes entre eux ?

L'antinomie du social

L'antinomie de l’être-ensemble c’est qu’il ne doit pas être coexistence indifférente des personnes mais intrigue des singularités.

Poser l’unicité du sujet irréductible à un numéro de série n’est-ce pas contester la possibilité d’une réelle unité ! C’est déjà récuser toute forme d’unification politique qui ne parvient au mieux qu’à une gestion des corps. Si l’on s’en tient à la Justice pour gérer l’interpersonnel, on n’obtient guère plus que le cantonnement de chacun dans son lieu-propre. Autrui est respecté, mais jamais rencontré.

L’amour de l’autre saura-t-il plus que la loi unir les hommes ? Substituer l’éthique à la Justice, désigner le fondement de toute relation dans la responsabilité et non dans le droit, procure peut-être des instruments pour dire le cœur du social, mais implique aussi l’effondrement de la réciprocité des individus qui seule pourtant permet un espace public.

La scène biblique

Deux scènes décrivent la constitution du tous dans l’espace biblique : La configuration du Tous est indéniablement celle des Hébreux au pied du Sinaï. Mais la singulière méthode du dénombrement d’Israël décrite dans notre Paracha lui apporte un éclairage décisif.

Moshé est ordonné de recenser le peuple, mais sans les compter directement (Shemot30, 12 selon Ramban).

Chacun devra donner la moitié d’une pièce, le Shekel, et la somme obtenue indiquera le nombre cherché. Dénombrement salutaire qui permettra le rachat du Nesfesh ( s’indique ainsi l’essence du sujet). Moshé ne sait comment réaliser cet ordre, il demande à connaître la nature de la pièce. D.ieu sortit alors de sous le siège de Gloire – là où résident les Nefesh – une pièce en feu d’un poids équivalent à un demi-Shekel pour lui indiquer que c’est ce type de pièce qu’il faudra donner (D’après Midrash cité in Rachi, Shemot 30, 13).

Quelques interrogations ?

- D’où procède l’indécision de Moshé face au dénombrement d’Israël ? Le Créateur n’a-t-il pas recenser les Hébreux à deux reprises pour indiquer Son affection et l’importance de l’homme créé à Son image (d’après le premier Rachi de Shemot) ?

- Pourquoi effectuer un recensement indirect et précisément par le biais de l’argent ? La position des individus dans l’espace public serait-elle fonction de leur pouvoir ? pourquoi parmi toutes préférer cette pièce ?

- Choisir une demi-pièce pour représenter le sujet n’est-ce pas insister plus sur sa finitude que sur sa hauteur. Le dénombrement serait-il dénigrement de l’humain ?

- Que signifie enfin cette référence au feu comme fondement de l’universalité ?

Le scandale du dénombrement

Recenser les hommes n’est pas un acte banal. L’humain ne devient-il pas de la sorte une seule unité comptable, un simple numéro de série ! La singularité du sujet succombe à l’indistinction du nombre. Le chiffre est purement formel et structurel sans égard aucun pour l’essence de la chose visée. Compter n’est-ce pas en finir avec toute substance, se réfugier dans un structuralisme éthéré, symbole du rien !

Moshé prend peur, il demande à connaître la nature de la pièce, le sens de ce dénombrement. Son émoi est compréhensible. D’ordre général le dénombrement est d’ailleurs proscrit par la Torah qui prévient de ses conséquences désastreuses dont les contemporains de David feront la douloureuse expérience.

Pourquoi surtout procéder en utilisant l’argent qui est l’artisan de l’anonymat? Indexer un objet à un prix, c’est lui permettre d’accéder au circuit économique où l’œuvre s’expose à tous, mais où en se donnant elle trahit son auteur.

Comment aussi ne pas être étourdi par un impératif qui confère à cette pièce, le pouvoir de racheter le Nefesh, comme si celle-ci avait un prix, comme si le sujet avait des équivalents, participait d’une vaste généralisation.

Ruine de l’altérité humaine, fin de la subjectivité.

De l’individu au sujet

L’aporie du social est une nécessité tragique pour qui entend encore l’humain comme individu. Si la persévérance dans l’être est tache première, attestée par toute la force des sentiments, comment espérer une quelconque communauté des hommes !

L’homme en quête de satisfaction est nécessairement solitaire selon le mot des Proverbes.

Mais le don de la Torah est véritablement mort de l’individu qui l’accepte. Parole de feu elle consume celui qui se fait lieu de son passage.

La Torah serait-elle messager de la mort s’indignent les anges après la mort d’Israël à l’écoute de la première des Dix Paroles !

Ils oublient que le feu ne détruit pas, il transforme tout en feu. Le sujet naît de l’effondrement de l’individu.

La parole est adresse en propre de l’Unique à ce qui se révélera comme sujet unique. La singularité du moi, absolu dans son unicité, se constitue dans l’adresse de l’Absolu.

C’est sous le schèma de la fraternité que la Torah articule une universalisation à partir des singularités absolues. Frères fils d’un même père, c’est à dire créatures. La filialité propre au sujet le définit à partir d’un Amont fondateur, situe son origine dans la frappe de l’Absolu.

L’intrigue des singularités est rendue possible par l’enracinement du sujet dans une hauteur commune. Distincts dans leur présence comme individus les hommes remontent tous à un même passé immémorial, sont tous engendrés par la semence de l’Unique.

Le dénombrement se dit dans le verset comme une « levée de la tête ». Il faut remonter à la hauteur de l’Amont pour retrouver l’unicité des multiples subjectivités. Sa présence à soi ne dit pas tout le sujet. Ultime vérité qu’exprime le don d’une seule demi-pièce comme si l’autre partie échappait à toute saisie.

Position inouïe de l’homme. Il s’évertue au plus bas, dans une totale proximité à la matière mais ses actes retentissent au plus haut.

La pièce choisie a pour nom la pesée (Shekel). Elle désigne non pas une quelconque valeur mais le valoir originel. Valoir qui indique la pesée du créateur sur le sujet même si ce n’est pas sur le mode de la cause à effet.

L’intrigue des singularités

Condamné à la liberté, privé de référence à l’Absolu le moderne ne constitue le tous qu’en coupant les têtes.

Triste application du principe inaltérable évoqué par la demi-pièce.

Faute de les unifier par le valoir absolu, le politique réunit les individus dans une commune dévalorisation des valeurs.

La monnaie comme mode de dénombrement signifie le nécessaire renvoi au valoir. Pièce de feu ou universalité de rayonnement. Le feu qui embrase le sujet se propage et se communique à tous. Chaque subjectivité est ainsi intensifiée, redoublée et engendrée par la flamme de toutes les autres.

Vérité de l’être-ensemble qui n’est pas coexistence pacifique mais interaction constante. Chacun de son lieu-propre, dans l’exercice de sa subjectivation, crée des effets de vérité qui retentissent sur tous les autres. Chaque exister particulier s’engrosse de tous les autres.

En ce sens chac-un est tout Israël. Le recensement échappe au formalisme de l’arithmétique séculaire. Tous les uniques doivent être comptés parce qu’irremplaçables, parce que chacun contient le tous.

L’unicité du moi

Sinaï est révélation dans la brûlure de la parole de feu de l’unicité du sujet. Unique et par là strictement nécessaire. Point de Révélation s’il manque un seul des 600 000 hébreux (Tanh’ouma Devarim).

Tout se joue le premier Sivan à l’arrivée d’Israël au pied de Sinaï. La Torah sera donnée le 6 et pourtant Rachi parle déjà des enseignements reçus (Shemot 19,2) !

L’être-ensemble est d’emblée atteint par ceux qui dans la droiture de leur acceptation de Paroles encore inconnues, se révèlent comme sujets : « Nous ferons et nous entendrons ». Israël campe alors « comme un seul homme, un seul cœur » ( id.).

Unité des uniques comme condition de l’universalité inhérente à la vérité. Chacun assure, dit-on communément, la révélation d’un aspect unique de la vérité, profil que son absence condamnerait à l’inexistence.

Prévenons d’une fâcheuse erreur : le tout semble s’obtenir par la sommation des sens que chacun révèle et qui dans leur association dévoilent ensemble la vérité. Universalité formelle, de pur comptage qu’un œil extérieur réaliserait en additionnant les différents éléments.

Totalité qui est déjà trahison de l’unicité des positions incomparables. Le « Nous » authentique qu’Israël prononce spontanément en se révélant comme sujet c’est un mode d’exister où chacun s’évertue dans l’horizon du tous.

A-t-on saisi l’impact de la communauté de feu ? Chacun est tout Israël pour autant qu’il ne manque aucun des sujets !

La déficience d’un membre ne prive pas l’ensemble d’un profil singulier de la vérité, elle invalide au regard de l’absolu vérité l’œuvre de chacun. L’amour du prochain est signifié par la Torah comme amour de soi.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Lucidité d’une Parole qui ne prêche pas un narcissisme puéril mais révèle que la communauté ne saurait se fonder que sur la prise en charge par chacun de sa propre subjectivité !