Parachath Bo
Le miracle et la Lettre
Rav Moshé Tapiero
Le miracle : événement fondateur
L’importance du miracle dans la délivrance d’Israël peut être diversement apprécié. Une lecture superficielle ne lui accorderait qu’une seule fonction auxiliaire. Il ne fallait pas que la sortie d’Egypte puisse apparaître comme l’aboutissement d’un processus naturel à l’image de ces révolutions qui font et défont les Empires. Si le très-Haut avait le « dessein d’opérer tous ces signes » c’est pour « que tu racontes à ton fils et ton petit fils (…) que d’une main puissante l’Eternel nous a fait sortir de l’Egypte» (Voir respectivement Chemot 10,1-2 et 13, 16).
Dans un texte décisif, Rambam n’hésite pourtant pas à hausser le miracle à la dignité d’événement fondateur :
« 1.C’est un commandement positif de la Torah de raconter les miracles et les prodiges qui ont été réalisés pour nos ancêtres à la sortie d’Egypte. 2. Le récit du père sera fonction de la capacité de l’enfant. S’il est petit ou sot, il lui expliquera que nous étions tous esclaves en Egypte et que D.ieu nous a délivré cette nuit-là pour nous conduire à la liberté. Si l’enfant est intelligent, il lui fera savoir ce qui est advenu en Egypte, les miracles qui s’y sont produits par l’intermédiaire de Moïse notre Maître ». ( Rambam, Hilkhot Haméts VeMatsa, Chap.7 art 1et 2.)
Texte fort étrange à la vérité !
Le miracle ne doit-il pas être perçu comme un signifiant renvoyant à un signifié. Il est signe et direction pour attirer l’attention vers une signification autre. Il ne saurait donc être identifié au sensé. Tout comme le rêve renvoie à son interprétation, le miracle n’aurait de sens qu’à travers le message qu’il délivre. En l’occurrence, les miracles d’Egypte sont manifestation de la puissance divine, témoins de son intervention dans le cours de l’histoire. Il est signe assurant l’attribution de la délivrance à l’intervention divine.
En toute logique on aurait dû livrer à l’enfant intelligent le signifié du miracle et se contenter de décrire au sot (l’enfant Tam de la Haggadah) l’événement prodigieux sans lui en révéler le sens.
Rambam, étrangement, renverse l’ordre. Au sot il fait entendre le sensé, lui révèle que la libération est fruit de l’intervention de Dieu, alors que le sage ne reçoit que le récit brut des miracles !
Bouleversant renversement de l’ordre logique. Il signifie que le sensé tient entièrement dans l’événement prodigieux ! !
La proximité divine détermine le réel. Les choses ne sont qu’en tant qu’elles se situent dans la trace du Créateur, témoignent de sa présence. Le miracle est expérience de cette proximité. D’où son importance dans l’espace de la subjectivité initié par le commandement.
S’autorisant de multiples récurrences bibliques où la Mitsva est signifiée comme ‘souvenir de la sortie d’Egypte’, les Maîtres d’Israël définissent le commandement comme un perpétuel renvoi au miracle dont il assure le souvenir (Ramban, commentaire sur la Torah, Chemot 13,17). L’idéal de la proximité Tsavta (de même racine que Mitsva) passe par la perception du réel comme miracle.
Dimension théologique et portée existentielle du miracle
Dans la conscience générale le miracle en appelle à la foi plutôt qu’à la raison. Les religions accueillent avec avidité ces événements merveilleux qui renvoient au sublime et au numineux. Le judaïsme qui est pensée et non foi, œuvre de subjectivation et non religion, ne saurait s’accommoder de la thaumaturgie reliée à cette perception du miracle. Comment entendre sa véritable portée existentielle ? ?
Dans la vision rationaliste de l’unicité d’un ordre qui structure le réel, le miracle est nécessairement appréhendé comme modification de l’ordre, perturbation de l’équilibre naturel. S’il atteste alors d’un au-delà de l’être, c’est uniquement par l’effet de rupture et de discontinuité qu’il produit. Détruisant l’ordre établi il ne manifeste pourtant aucune autre structure du réel, renvoyant le sujet à l’imaginaire de la foi.
Mais dans un monde que la Torah initie par la seconde lettre, symbole de la multiplicité, le réel n’est pas réduit à une dimension unique. Il se révèle à travers la distinction d’un ordre naturel et de la dimension métaphysique de la proximité divine. Positivement le miracle signifie comme expression de cette hauteur : non pas rupture à l’intérieur du processus naturel, mais irruption dans cette tranche du réel d’un ordre nouveau et transcendant.
Le miracle est donc appel à la Hauteur, il invite le sujet à s’ouvrir à plus haut que lui, à se laisser déborder par la manifestation du transcendant. C’est bien pourquoi il est signifié comme Ness. Dans le texte biblique cette notion désigne principalement l’élévation et la hauteur : (cf. les versets :« Fais toi-même un serpent et place-le au haut (sim oto al Ness) d’une perche » Bamidbar 21,8 ; « Sur une montagne dénudée élevez un étendard ( séou Ness) »Yshaya 13,2 ; « levez l’étendard (harimou Ness) pour les nations »id. 62,10.)
L’expression la plus incisive de cette intellection du miracle réside dans la possibilité qu’une même chose se présente conjointement selon deux profils contradictoires. Ainsi, le soleil s’était arrêté pour Josué et son peuple, mais pour le reste du monde il continuait sa marche inexorable. Un même liquide était dans un seul instant eau pour les hébreux et sang pour les Egyptiens. Les ténèbres couvraient le soleil des Egyptiens mais, au même moment, il faisait jour pour les hébreux. Il ne s’agit plus d’une simple violation des lois de la nature. Il faut rendre compte de l’impossible. Comment le soleil peut-il être immobile et en mouvement au même instant ? Le liquide, eau et sang ? Face à cette aporie le recours à la relativité de la connaissance humaine, par laquelle certains prétendent expliquer le miracle, s’avère sans ressource.
La difficulté se résout dés lors que l’on pose la coexistence de deux dimensions de l’être. Tout sera question de perception. L’individu qui ne s’ouvre pas à la dimension métaphysique ne reconnaîtra que la réalité naturelle que son expérience sensitive lui offre. Pour lui le soleil continue sa marche. Une subjectivité en éveil discernera, par contre, lorsque l’occasion lui en est donnée, la dimension du réel par delà la réalité.
Sa perception sensitive d’un soleil en mouvement sera dépassée par le discernement d’une dimension supérieure selon laquelle le soleil est arrêté.
La Torah définit les miracles comme Oth ou signe. Le miracle prouve en effet que la réalité n’épuise pas le réel mais le signifie. Il témoigne d’une dimension qui de l’intérieur du monde sensible fait signe vers, désignant la direction d’où procède le sens.
Mais comme Oth le miracle se réfère aussi à la lettre. Passage du signe à la lettre qui est l’ultime miracle de la création. « Les cieux sont roulés comme un livre » (Yshaya 34,4). La nature se présente tel un livre où chacun des éléments signifie comme lettre. Le monde est lieu où passe la transcendance, il est livre qui raconte cette passée du Créateur.
Il n’en faut pas moins pour pouvoir penser le monde comme demeure pour le sujet. Car si la nature peut être lieu pour l’homme c’est avant tout parce que les choses qui la peuplent lui parlent. Pourtant l’homme est sans cesse confronté au mutisme glacial de la nature. Les étants lui apparaissent dans leur immobilité, aucune parole vivifiante ne les animent de l’intérieur. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » disait Pascal se faisant l’écho du sentiment d’étrangeté face à un monde muet.
D’autres se disent réceptifs au discours de la nature qu’ils perçoivent par les voies de la sensibilité ou du concept. Mais pour autant qu’elle s’adresse au poète ou au savant, la nature ne leur parle que d’elle-même. Pouvant disserter à l’infini sur la beauté des choses, livrant à la science le secret de leur composition, elle ne dit rien à l’homme de sa place et du sens de sa présence au monde. Le monde du miracle c’est le miracle d’un monde qui ne parle pas de lui, mais d’un ailleurs dont procède le sens. Renversement prodigieux du rapport de la lettre à la réalité. Le monde n’est pas l’unique étant dont l’histoire serait racontée dans les livres.
Au contraire il n’est lui-même que lettre, il est récit de la gloire de son Créateur. Israël est peuple du Livre parce qu’il sait appréhender toute réalité comme lettre et l’associer dans sa lecture du Livre de Torah. Chiasme de la nature et du verbe qui en s’entrecroisant à l’infini forment, pour qui sait lire, comme un grand texte unique.