Parachath Chemot
Pourquoi une minorité essentielle ?
Rav Eliahou Elkaïm
D’après nos Sages, au moment de l’esclavage en Egypte, la tribu de Levy n’a pas subi l’asservissement qu’a enduré le reste du peuple juif. Durant cette période sombre de deux cent dix ans, la tribu de Levy est restée parfaitement libre.
De ce fait, Moïse et Aaron, tous deux issus de la tribu de Levy, ont pu circuler et vivre librement, accomplissant ainsi leur mission. On le voit, la tribu de Levy avait déjà un rôle particulier dès cette époque, bien avant d’avoir été choisis pour être les prêtres préposés au service divin : cette tribu devait se consacrer entièrement à l’étude de la Thora et au perfectionnement de la personnalité.
Une exception étonnante
L’Egypte de l’époque n’était pas une démocratie comme on en connaît en Occident, et l’asservissement d’une peuple entier dans les pires conditions était admise et même considérée comme légitime.
Pharaon était un dictateur et ni un parlement, ni une opinion publique défavorable étaient en mesure d’influencer ses décisions.
En outre, Pharaon niait l’existence de D.ieu et refusait catégoriquement d’accéder à la demande divine de libérer le peuple juif.
« Moïse et Aaron vinrent trouver Pharaon et lui dirent : « Ainsi à parlé l’Eternel, D.ieu d’Israël : Laisse partir mon peuple, pour qu’il célèbre mon culte dans le désert. » Pharaon répondit : « Quel est cet Eternel dont je dois écouter la parole en laissant partir Israël ? Je ne connais point l’Eternel, et certes je ne renverrai point Israël.» (L’Exode 5 ; 1, 2).
On le voit, Pharaon ne s’embarrasse pas de problème de conscience. Comment expliquer dans ces conditions qu’une tribu entière soit dispensée du travail forcé ?
Premier élément de réponse, il existait dans la législation égyptienne de cette époque, une loi qui accordait aux prêtres égyptiens païens un statut particulier. C’est ce dont fait acte la Thora dans la paracha Vayigach :
«Toutefois, le domaine des prêtres il ne l’acquit point. Car les prêtres recevaient de Pharaon une portion fixe, et ils consommaient la portion que leur allouait Pharaon, de sorte qu’ils ne vendirent pas leur domaine. » (47 ; 22)
Lorsque Joseph, alors administrateur de l’Egypte, vendit du pain aux Egyptiens contre leurs biens immobiliers, cela au profit du trésor public, les prêtres païens eurent droit à une prise en charge gratuite, par le biais de cette loi.
C’est cette même loi qui sera appliquée pour affranchir la tribu de Levy de tout travail forcé.
Mais comment une loi concernant des prêtres païens suffit-elle à dispenser des milliers d’hommes d’un travail qui rapportait beaucoup à l’Egypte, des hommes qui de surcroît, aux yeux de Pharaon, étaient au service d’un D.ieu dont il niait l’existence ?
Morale et rendement
Une seule explication est possible : le statut des prêtres en Egypte n’était pas seulement dû à une considération religieuse pure.
L’idée qui se cache derrière cette loi était que la présence de personnes qui se consacrent à une pratique religieuse et à une méditation théologique renforce le niveau moral de toute communauté.
Pour qu’un peuple réduit à l’esclavage conserve un bon rendement, il est obligatoire qu'il conserve un certain niveau moral. Sans cette moralité, il n’y a plus de structure, cela entraînant une anarchie qui entrave le travail.
Il était donc indispensable, aux yeux de Pharaon, que le peuple juif garde en son sein un groupe d’individus consacrés au domaine de l’Esprit et de la morale.
Cette idée, Pharaon l’a tellement bien comprise, qu’il l’a mise en pratique, perdant pourtant des milliers d’hommes actifs dispensés de travail. Et cette idée s’est avérée parfaitement juste. Grâce à une minorité d’individus consacrés à la sainteté, le peuple d’Israël a su rester structuré, organisé, il a su rester lui-même.
Nos Sages rapportent que pendant toute la période du joug égyptien, la kedoucha, (sainteté) et l’intégrité de la cellule familiale ont été parfaitement préservées dans le peuple d’Israël.
Une seule exception est mentionnée par la Thora, celle de Chelomith bat Divri, de la tribu de Dan. Son manque de pudeur entraîna en effet une mésaventure dramatique avec un Egyptien (cf le commentaire de Rachi sur le verset 11 du chapitre 2 de Chemot).
Cette exception vient justement mettre en valeur un phénomène unique en son genre dans toute l’histoire. A-t-on vu ailleurs une nation écrasée, asservie par un autre peuple, ayant perdu tous ses droits durant une période très étendue, sans qu’aucun de ses membres, et notamment aucune de ses jeunes filles, ne cède aux avantages qu’aurait offert une collaboration avec l’oppresseur ?
Cela signifie que le peuple juif a su garder sa particularité, sa singularité.
Et pourtant, l’Egypte n’était pas un pays où régnait une morale élevée.
On le constate au moment où Avraham dût quitter la terre de Canaan pour l’Egypte. Son premier souci fut de demander à sa femme Sara se faire passer pour sa sœur, sachant pertinemment que sans ce subterfuge, elle serait kidnappée, et lui-même serait assassiné. Malgré tout, Sara fut séquestrée, preuve, s’il en fallait, que les craintes de notre patriarche étaient parfaitement fondées.
Dans la perversion égyptienne, seule la présence de la tribu de Levy, bouclier de morale et de pureté, a pu préserver l’entité du peuple juif.
Après la sortie d’Egypte, cette tribu garde son rôle particulier, même quand le contexte a totalement changé et qu’Israël est devenu le peuple élu :
« Car toute la terre est à Moi, mais vous, vous serez pour moi une dynastie de prêtres, une nation sainte.» (Yitro, 19 ; 6)
Au coeur d’un peuple saint, le rôle de la tribu de Levy n’est pas seulement celui de prêtres préposés au service divin. Sa mission consiste également à diffuser l’étude de la Thora et à transmettre l’élévation morale dans tout le peuple d’Israël.
C’est la le sens de la bénédiction de Moïse avant sa mort, quand il s’adresse à la tribu de Levy :
« Ils enseignent Tes lois à Jacob et ta doctrine à Israël ; présentent l’encens devant Ta face, et l’holocauste sur Ton autel. »(Devarim 33 ; 10)
Et aussi dans les Chroniques :
«Il dit aux Lévites qui enseignaient à tout Israël et qui étaient consacrés à l’Eternel : « Mettez l’Arche sainte dans le Temple qu’a construit Salomon, fils de David, roi d’Israël. Vous n’avez plus à la porter sur l’épaule. A présent, servez l’Eternel, votre D.ieu et son peuple Israël. » (35 ; 3)
A la tribu de Levy va s’ajouter celle de Yissa’har, qui, par un accord avec son frère Zevouloun, va également se consacrer entièrement à la Thora. Zevouloun, en assumant l’aspect matériel de la vie de Yssa’har, sera associé à part entière à l’étude de son frère, et aura le mérite de cette mitzva.
Grâce au dénombrement des tribus au début du livre des Nombres, nous savons que ces deux tribus représentent plus de 12 % de l’ensemble du peuple d’Israël.
Si une telle proportion était nécessaire à une époque beaucoup moins mouvementée que la notre, très proche dans le temps de la révélation du Mont Sinaï, et où le peuple juif était à un niveau moral bien plus élevé que celui que nous connaissons aujourd’hui, quel devrait être de nos jours le pourcentage du peuple juif qui se consacre à la Thora, à son étude et à sa transmission ?
Si nous voulons garder notre différence, notre spécificité, pouvons-nous nous permettre d’être moins lucide que Pharaon ?