Parachat Chemot

Israël, la part cachée

Rav Moshé Tapiero

Lorsque Yaacov et sa famille partent s’installer en Egypte, ils sont soixante neuf personnes. Yochéved, mère de Moshé, vit le jour alors qu’ils traversaient la frontière atteignant ainsi le chiffre de soixante-dix attesté par la Torah (Chemot 1,5. Voir Rashi 2,1).

Les événements décisifs ne doivent rien au hasard. L’entrée en Egypte qui marque le début d’une longue période d’asservissement ne pouvait se produire avant que la tribu d’Israël n’atteigne ce nombre. Soixante-dix, chiffre propice à l’assujettissement d’Israël aux nations qui relèvent de l’ordre de la pluralité. (Maharal, Guévourot Hachem chap. 11)

Un et soixante-dix : puissance du nombre

L’énoncé semble simple. Le nombre sept exprime la pure diversité. Il fait exploser l’unité géométrique des six dimensions spatiales (largeur, hauteur, profondeur). Le sept manifeste dispersion et dissémination : « ils t’attaqueront

unis en un seul

front et fuiront devant toi dans sept

chemins»( Dévarim 25,7).

Appliquée à l’ensemble de toutes les nations par une extension propre au chiffre dix, cette définition de l’humanité comme dispersion et pluralité s’exprime donc à travers le chiffre soixante-dix. La lettre Aïn de valeur numérique soixante-dix signifie l’humanité en extension.

Israël par contre relève de la pure unité. Rattaché à l’Unique sous le regard duquel il déroule son aventure, le peuple juif surmonte diversité et pluralité. La richesse de la diversité ne dérive pas en dissémination parce que tous les éléments, singuliers et différents, procèdent du même. Unité qui exprime non pas un quelconque particularisme pauvre et affaibli, mais le tout du réel. Elle s’exprime en référence à la lettre Aleph.

Aleph et AÏn, Israël seul se tient comme une brebis entourée de soixante-dix loups( Midrach). Chacun prétend atteindre le réel. Les deux lettres qui les représentent se ressemblent étrangement : un graphique similaire et une prononciation presque identique. Quasi ressemblance qui cache le plus décisif des antagonismes. Comment dire le réel, comment saisir la totalité de l’existence ? Est-ce par une pluralité sans limite ou au contraire par un retour constant à l’unité fondatrice.

Tant qu’Israël reste attaché à l’unité elle ne saurait être asservit. Ici toutefois se love la menace. Aprés avoir acquis des patriarches les fondements de son identité, Israël doit affronter la diversité, atteindre la multiplicité. La puissance de l’un implique qu’elle se justifie à tous les niveaux du réel. Que vaudrait l’Infini s’il n’atteignait pas le fini, si la configuration générale du réel laissait pour compte cette part maudite, ce un en trop qui ruine tout l’édifice ! Mais dès lors qu’Israël s’éprouve au régime de la multiplicité, son identité peut être affectée. Il tombe sous l’emprise des nations : Genèse de l’exil.

La part cachée

Que signifie de vivre sous le régime de l’unité ou au contraire de la multiplicité ?

La réalité est dévoilement. Voilà une proposition incontestée. L’occident pense cette révélation comme étant par essence totale et sans limite. Les Maîtres d’Israël enseignent au contraire qu’il reste toujours une part cachée, un lieu en retrait, une dimension de pure intériorité qui ne s’explicite pas et ne se dévoile jamais.

La pensée héritée des grecs entend le réel comme son propre dévoilement. Si les choses parlent ce n’est que d’elles-mêmes. Si de la nature s’élève un chant magnifique, il n’est chanté que pour sa propre gloire. Coïncidence totale du réel à son dévoilement, refus d’accorder quelque consistance à ce qui ne se saisit pas et ne se révèle pas. Monde de choses et non de lettres.

D’emblée la Torah parle d’un monde fait de lettres. Les choses ne parlent pas d’elles-mêmes mais d’un ailleurs dont elles procèdent et dont vient le sens. Le sensé est sens et direction vers un lieu en retrait de tout dévoilement et qui pourtant constitue le réel même. L’existence ne s’épuise pas dans sa propre révélation. Son extrême dignité tient dans sa capacité de témoigner de la présence de cette part cachée qui jamais ne s’offre au regard et qui pourtant commande tout dévoilement.

Un monde de lettres, ou règne d’une intériorité qu’aucune extériorisation ne saurait épuiser. Vivre dans un tel univers ne se peut que si l’on acquière le sens de l’intériorité, de la pudeur et de la réserve. Tout ne saurait être dit, la parole ne peut pas tout exprimer. Vivre dans un monde de dévoilement et de révélation mais en restant fidèle à cette part cachée où se love le secret du réel.

La vertu d’Israël

Plongé dans l’amertume de l’esclavage, soumis aux influences néfastes de l’oppresseur, les hébreux en Egypte maintinrent toujours leur nom, leur langue, et leurs habits ( Midrash). Garder son nom, c’est maintenir envers et contre tout le secret de son identité. Pari audacieux, réussi pourtant grâce à cette fidélité incessante, à cette part cachée d’où procède toute réalité. Maintenir une pudeur vestimentaire dans un monde décadent parce que la dignité du corps exige réserve et retenue. S’exposer totalement c’est renier cette part cachée qui se refuse à tout dévoilement.

Secret de l’intériorité d’où procède une éthique du langage. Tout ne peut être dit. La parole, instrument essentiel de la révélation, doit respecter ses limites, s’associer le silence et la retenue. La médisance atteste d’une méconnaissance des limites de la parole, comme si tout pouvait être sujet à l’exposition.

«Certes la chose est enfin connue» (Chemot 2,14). Si parmi les juifs, certains sont capables de délation et de médisance, alors la cause de l’exil m’apparaît enfin, s’exclame Moshé. (Rashi )

Le règne de l’intériorité passe par une retenue et une réserve du langage. Ethique difficile dans laquelle on reconnaît la marque de la hauteur et de la dignité.