Fête de Souccoth

Le message de Jacob…

Par le Rav Eliahou Elkaïm

En nommant un lieu de Transjordanie, SOUCCOTH, du nom des cabanes construites pour ses troupeaux, Jacob nous livre l’un des fondements de son approche du monde. Un message qui traverse les âges…

La fête de Souccoth tient son nom de la mitsva de Soucca, qui est l’essence même de cette fête, comme l’indique la Thora dans Parachath Emor :

« … Le quinzième jour de ce mois aura lieu la fête des tentes, durant sept jours en l’honneur de l’Eternel… Vous demeurerez dans des tentes durant sept jours, tout indigène en Israël demeurera sous la tente ; afin que vos générations sachent que j’ai donné des tentes pour demeure aux enfants d’Israël, quand Je les ai fait sortir du pays d’Egypte, Moi, l’Eternel, votre D.ieu» (Lévitique 23 ; 34 et 42 ; 43).

Le Tour (Or Ha’haïm, Hil’hoth Roch ‘Hodech chapitre 417), au nom de son frère (Rabbi Yéhouda, fils de Rabbénou Acher : le Roch), cite une phrase qui va nous permettre d’appréhender cette mitsva de Soucca sous un angle nouveau.

« Chacune des fêtes d’Israël a un rapport avec l’un des patriarches. Pessa’h est lié à Avraham, comme il est écrit : « Pétris-la et fais-en des gâteaux» (Genèse 18 ; 6). D’après nos maîtres, cela se passait à Pessa’h et il s’agissait de Matsoth (pain azymes).

Chavouoth est lié à Isaac, car le Chofar utilisé au moment de la révélation au Sinaï est, d’après la tradition, issu des cornes du bélier sacrifié à la place d’Isaac.

Souccoth est lié à Jacob comme il est écrit :

« Quand à Jacob, il se dirigea vers Souccoth ; il s’y bâtit une demeure, et pour son bétail il fit des enclos. C’est pourquoi il appela cet endroit Souccoth» (Genèse 33 ; 17).

Ces trois correspondances expriment sans aucun doute une idée profonde sur chacune des fêtes juives.

Quatre cent hommes armés

Pour Pessa’h et Chavouoth, même si l’idée demande à être développée, le rapport de ces fêtes avec les patriarches Avraham et Isaac est clair. Effectivement, Avraham consommait déjà de la matsa à Pessa’h, et la corne du bélier du sacrifice d’Isaac est liée directement à la révélation du Sinaï.

En revanche, pour la fête de Souccoth, il est très difficile de comprendre en quoi des enclos construits pour le troupeau de Jacob ont un rapport avec les tentes de la mitsva de Soucca, si ce n’est l’analogie du mot.

Dans son ouvrage Matnath ‘Haïm, le Rav M. Salomon (Menahel rou’hani de la Yéchiva de Lakewood, NJ), à travers l’étude attentive des textes de la Thora qui précèdent le récit de la construction des Souccoth par Jacob, va découvrir le sens véritable des mots de Rabbi Yéhouda, fils du Roch.

Sur la route du retour, de ‘Haran vers la terre de Canaan, Jacob apprend que son frère Essav vient à sa rencontre, accompagné de quatre cent hommes armés, dans l’intention de le tuer.

Avant sa rencontre avec Essav, il fait passer à sa famille le gué de Jaboc (Genèse 32 ; 23).

« Puis il les aida à traverser le torrent et passa ce qui lui appartenait. Jacob étant resté seul, un homme lutta avec lui, jusqu’au lever de l’aube» (Genèse 32 ; 24, 25).

Qui était cet homme, venu lutter avec Jacob ?

D’après nos maîtres, il ne s’agissait pas d’un homme mais d’un ange, le saro chel Essav, l’émissaire d’Essav dans les sphères célestes (Rachi ad hoc au nom du Midrach).

Mais une question se pose : pourquoi Jacob est-il resté seul ?

Nos maîtres répondent qu’en faisant passer le Jaboc à sa famille, Jacob avait oublié de petites fioles, pa’him ketanim, qu’il était allé chercher (Rachi ad hoc, au nom du Talmud ‘Houlin 91).

Le Talmud ajoute : « Rabbi Eliezer dit : ‘De ce passage, nous pouvons déduire que les justes (tsadikim), sont plus attachés à leurs biens matériels qu’à leur propre personne, car Jacob s’est mis en danger pour récupérer ses pa’him ketanim d’une valeur pratiquement insignifiante. Cela vient du fait qu’ils s’éloignent de façon absolue, de toute forme de vol. »

Cette affirmation de Rabbi Eliezer est étonnante. Comment peut-il considérer ce qui est communément admis comme une faiblesse humaine comme l’apanage des tsadikim ?

Etre attaché à ses biens matériels, et dans le cas présent les plus simples, au prix de risques physiques, paraît plutôt relever de l’avarice et non d’un très haut niveau moral.

Sur cette notion, nous trouvons deux interprétations.

En campagne

La première est celle du Sabba de Kelm.

Il compare l’attitude des

tsadikim, décrite par Rabbi Eliezer, à celle des soldats qui n’accorderont pas la même attention à leur équipement selon la situation.

En période de paix, ils auront plusieurs tenues vestimentaires à leur disposition. En période de guerre, par contre, ils devront se suffire d’un minimum vital, pour pouvoir se déplacer sans être encombrés.

En cours de manœuvre, un soldat sera bien plus attentif à conserver ses vêtements en bon état, car il sait qu’il lui sera très difficile, ou même impossible de se procurer une tenue de rechange en cas de besoin.

Le tsadik

est comme ce soldat, car sans cesse, il doit combattre le yetser hara, le mauvais penchant. Il s’investit corps et âme pour servir son Créateur, par l’étude de la Thora et l’accomplissement des

mitsvoth.

En outre, l’acquisition de ses biens, suivant les règles de la hala’haqui implique l’honnêteté la plus parfaite, vont lui demander d’investir beaucoup d’efforts.

De ce fait, il devra renoncer à certaines tâches ou devoirs véritables.

C’est ce qui explique que Letsadik, tel un soldat en campagne, fera tout pour conserver et protéger ce qu’il possède.

On le voit, cette attitude n’a rien à faire avec l’avarice. Au contraire, le tsadik, quand il s’agit de faire le Bien autour de lui, voudra utiliser tous les moyens qu’il possède, et sera, s’il le faut, l’homme le plus généreux du monde.

C’est le gâchis qu’il voudra éviter à tout prix.

Avant même leur naissance…

Une deuxième interprétation est rapportée par Rabbi ‘Haïm Vital (disciple du Ari Hakadoch : le Ari zal), dans Likoutei Thora (Béréchith ad hoc) au nom de son maître.

« Les biens matériels des

tsadikim

leurs sont chers car ils émanent directement des sphères célestes et ne peuvent pas être considérés avec légèreté.

« Si ces biens n’étaient pas absolument nécessaires à l’accomplissement de leur mission ici-bas, D.ieu ne les leurs auraient pas accordés.

« C’est la raison pour laquelle Jacob est retourné chercher les petites fioles.

« Les abandonner aurait signifié un mépris vis à vis du cadeau émanant directement de D.ieu. En retournant les chercher, il a exprimé l’importance qu’il donnait à ce que D.ieu lui avait envoyé. »

Cette approche révèle une vision toute particulière du monde, que seuls les vrais

tsadikim

parviennent à percevoir clairement.

Tous les biens matériels qu’un homme croit avoir acquis par son travail sont en réalité un cadeau adressé directement par D.ieu et sont indispensables à l’accomplissement de sa mission ici-bas.

Vivre cette réalité fait que le tsadik donnera une grande importance à ces biens, dont l’origine est aussi élevée. Un peu comme un objet sacré reçu de ses parents…

D’après cette interprétation, les mots de la conclusion de Rabbi Eliezer trouvent un sens nouveau :

« Cela vient du fait que les tsadikim

s’éloignent de façon absolue, de toute forme de vol. » vient préciser que des biens acquis par des moyens douteux ne peuvent évidemment pas être un cadeau du Ciel et n’aideront jamais à réaliser une action sacrée, l’action du tsadik.

C’est donc seulement parce que les tsadikim

poussent tellement loin leur exigence d’honnêteté qu’ils peuvent ressentir concrètement que tous leurs biens émanent directement de D.ieu.

Nous allons découvrir que c’est au sujet de cette problématique que va se mettre en place l’opposition entre Jacob et Essav, avant même leur naissance. Et c’est un texte du Midrach qui va nous permettre d’en percevoir la profondeur.

« Nos maîtres nous ont appris : avant même la naissance de Jacob et d’Essav, Jacob s’est adressé à Essav pour lui dire : ‘Nous sommes deux frères issus du même père. Deux mondes se trouvent devant nous : le monde ici-bas (Olam hazé) et le monde futur (Olam haba).

Le monde terrestre nous offre les possibilités de boire et de manger, de faire du commerce et d’épouser une femme, d’avoir des enfants.

LeOlam haba

ne comporte aucune de ces possibilités. Si tu es d’accord, prends pour toi LeOlam hazé

et moi, je prendrai LeOlam haba.’

Cette proposition, déjà à ce stade, peut être déduite du verset de la Thora : ‘Jacob dit : ‘Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse’ (Genèse 25 ; 31).

Le mot qui est traduit en français par « d’abord » est kayom, qui signifie littéralement « comme le jour ». De quel jour s’agit-il ?

Les jouissances de ce monde

Il s’agit du jour où, avant leur naissance, Jacob et Essav se partagèrent les deux mondes. Cette même proposition a été réitérée par Jacob lorsqu’il demanda à Essav de lui vendre son droit d’aînesse. Ce dernier représente les devoirs du premier-né, qui, à cette époque, est consacré au service divin.

Et ce jour-là, l’accord fut conclu : Essav choisit LeOlam hazé

et Jacob LeOlam haba.

Lorsque Jacob revint de chez Lavan et qu’Essav vit que son frère avait femmes et enfants, esclaves et servantes, troupeaux, argent et or, il s’adressa immédiatement à ce dernier :

« Jacob mon frère, ne m’as-tu pas affirmé que tu prendrais pour ta part LeOlam haba

et me laisserais LeOlam hazé

? Qui t’a donné le droit de profiter des jouissances de ce monde, qui ne t’appartiennent pas ? »

Jacob lui répondit : ‘Ce que tu vois ici, c’est le peu de biens que D.ieu m’a accordé pour l’utiliser pour mon action ici-bas.’

C’est ce qu’expriment les versets : ‘En levant les yeux, il (Essav) vit les femmes et les enfants et dit : ‘Que te sont ceux-là ?

Il(Jacob)

répondit :

‘Ce sont les enfants dont D.ieu a gratifié ton serviteur

’ (Genèse 33 ; 5).

(Midrach Tana Debé Eliahou Zouta, chapitre 19)

Le Midrach est explicite. Essav avait comme philosophie que LeOlam hazé, qu’il s’était attribué, est un but en soi, où toutes les possibilités sont autant de moyens pour l’homme de vivre « son »

Olam hazé, de se réaliser dans la matière.

De là son étonnement de voir Jacob, lui qui se destinait au

Olam haba, posséder lui aussi des biens matériels. Essav pensait trouver son frère totalement démuni.

La réponse de Jacob montre sa vision du monde, telle que révélée par le Midrach :

Quand il dit : « Ce sont les enfants dont D.ieu a gratifié ton serviteur», il précise que le tsadik ne

prend

rien du Olam hazé, il n’essaie en aucune manière « d’arracher » des biens du monde matériel.

Ce que D.ieu lui accorde est le moyen pour lui de mener à bien sa mission ici-bas, ce qui lui permettra de mériter LeOlam haba.

C’est une vision tout à fait nouvelle de la vie et du rapport avec le matériel mais Essav lui-même l’a comprise et a admis cette réponse, puisqu’il n’a pas poursuivi la discussion.

La nuit, un ange

Le Rav Salomon suit ce même ordre d’idées pour expliquer la lutte qui s’est engagée entre l’ange d’Essav et Jacob.

Puisqu’il s’agit d’un ange, cette lutte se situe évidemment au niveau de l’esprit.

En voyant Jacob retourner prendre ces petites fioles, l’ange d’Essav a voulu le mettre à l’épreuve pour vérifier si l’origine de cet acte n’était pas un attachement incontrôlé au matériel, au

Olam hazé, de la part de Jacob.

Comme on le sait, Jacob est sorti vainqueur de cet affrontement, mais « v

oyant qu’il ne pouvait le vaincre, il lui pressa la cuisse » (Genèse 32 ; 26).

Nos maîtres expliquent que c’est une allusion à l’atteinte portée par l’ange aux générations futures de Jacob.

L’ange a seulement réussi à entraîner, qu’au fil des générations, certains descendants de Jacob vont mal comprendre le rôle que doivent jouer dans notre vie les biens de ce monde.

Ces descendants, vont, en s’éloignant de l’approche de leur ancêtre, adopter la philosophie d’Essav qui voit dans la course après le Olam hazé un but en soi.

Message transmis ?

Mais il nous faut revenir quelques instants sur les versets cités par le Tour qui sont la suite de cette lutte entre Jacob et l’ange d’Essav, et qui vont maintenant devenir lumineux.

«Quant à Jacob, il se dirigea vers Souccoth, il s’y bâtit une demeure ; et pour son bétail, il fit des enclos, c’est pourquoi il appela cet endroit Souccoth» (Genèse 33 ; 17).

Le Targoum Yonathan Ben Ouziel traduit le mot demeure (bayith) par maison d’étude (Beï midracha).

Jacob, après avoir eu le dessus sur l’ange d’Essav et avoir convaincu Essav lui-même de sa sincérité, a cherché à transmettre à sa postérité l’approche véritable que nous devons cultiver face aux biens matériels.

Jacob a voulu que ce message soit transmis d’une manière percutante.

Jacob a donc construit un lieu d’étude qui soit solide, véritable construction en pierre ; et ses biens matériels, ils les a protégés seulement avec des souccoth (cabanes), afin de différencier clairement l’essentiel de l’accessoire.

Nous comprenons mieux à présent pourquoi la Thora précise le nom donné à cet endroit par Jacob. Car pourquoi Jacob donna à ce lieu le nom des cabanes destinées à abriter son troupeau ? Comment comprendre que des enclos temporaires avaient une telle importance aux yeux de notre patriarche qu’il nomma un lieu en leur souvenir ?

Si Jacob conserva le souvenir de ces cabanes pour l’éternité, c’est qu’il chercha à nous transmettre l’enseignement qui en découle :

pour s’inscrire dans la réelle descendance des patriarches, il faut savoir ne pas investir dans l’accessoire, si ce n’est pour assurer le minimum vital.

Pour clore ce sujet, nous citerons l’auteur du « Niflaoth Mithorath Hachem », qui fait une découverte dans le livre de Josué.

Au moment du partage de la terre d’Israël, le lieu appelé

Souccoth

est attribué à la tribu de Gad (cf Josué 13 ; 27) !

Cela n’est pas fortuit.

La protection de D.ieu

Comme nous l’avons développé dans le dvar Thora sur la Paracha Matoth-Massé, Moïse avait senti un attachement dangereux aux biens matériels chez les tribus de Réouven et de Gad, ainsi qu’une dérive par laquelle l’essentiel et l’accessoire étaient inversés.

Si l’un des lieux attribués à la tribu de Gad s’appelle Souccoth, c’est pour rappeler à cette tribu, mais aussi à toute la descendance de Jacob, que les biens de ce monde n’ont de raison d’être que s’ils sont considérés comme un moyen pour accéder au monde futur, en nous permettant de réaliser notre mission.

En aucun cas, ces biens ne doivent devenir un but en soi.

Le rapport entre les Souccoth de Jacob et la fête du même nom dont parle Rabbi Yéhouda Ben Haroch, est à présent saisissant.

A travers les générations, Jacob nous livre son enseignement et son approche du monde.

C’est l’essence même de la fête de Souccoth, pendant laquelle la Thora nous enjoint à quitter notre demeure fixe pour une habitation temporaire et précaire.

Il ne faut pas voir dans les biens matériels un but en soi, une sécurité. Et il faut encore moins s’y attacher.

C’est dans la soucca que nous sentirons véritablement la précarité de ce monde et son but véritable, celui de nous préparer au monde futur.

Et c’est dans la soucca que nous sentirons véritablement la protection et la présence de D.ieu.